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Dynastie Wildenstein, la fraude en héritage

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Libération 3 January 2016
Par Emmanuel Fansten

Le procès du richissime marchand d’art Guy Wildenstein, proche de Sarkozy, s’ouvre lundi. Il est accusé d’avoir spolié le fisc, grâce à des mécanismes bien rodés depuis la génération précédente.


Guy Wildenstein, en 2006

Le procès fleuve qui ouvre, ce lundi, l’année judiciaire a failli ne jamais voir le jour. Avant d’être poursuivi pour fraude fiscale et blanchiment, le marchand d’art Guy Wildenstein a longtemps profité de l’impunité offerte par ses amis politiques. Un des principaux scandales politico-financiers du précédent quinquennat. Membre fondateur de l’UMP (devenu LR), comptant parmi les plus gros donateurs du parti de droite, ce proche de Nicolas Sarkozy était alors protégé par le fameux «verrou» de Bercy, spécificité française qui permet au seul ministre du Budget d’engager des poursuites pour fraude fiscale.

Dès 2009, l’administration est en possession d’éléments démontrant l’évasion pratiquée à grande échelle par la famille Wildenstein. Mais le ministre de l’époque, Eric Woerth, fait la sourde oreille. Trésorier de l’UMP et président du Premier Cercle, qui rassemble ses principaux donateurs, Woerth avait pourtant élevé la lutte contre la fraude au rang de priorité nationale, allant jusqu’à brandir une liste de 3 000 évadés fiscaux. Sans jamais engager la moindre poursuite à l’encontre de Guy Wildenstein.

Redressement.

C’est son successeur, François Baroin, contraint par une autre procédure judiciaire, qui finira par porter plainte contre le célèbre marchand d’art deux ans plus tard, ouvrant ainsi la voie à la plus grosse affaire de fraude fiscale jamais jugée en France. L’administration des impôts a déjà notifié aux héritiers Wildenstein un redressement de 550 millions d’euros. Un record.

Guy Wildenstein, 70 ans, est l’héritier d’une des principales dynasties de marchands d’art au monde. Son arrrière-grand-père, Nathan Wildenstein, a commencé à investir dès la fin du XIXe siècle, dans les antiquités puis dans la peinture classique. Parti de rien, le jeune marchand achète un hôtel particulier à Paris, avant d’ouvrir sa première galerie à New York au tournant du siècle. Son fils Georges prend la relève, élargissant ses acquisitions à la sculpture et aux surréalistes. Intime de Picasso et de Max Ernst, il fuit aux Etats-Unis lors de l’invasion allemande. A partir des années 60, c’est au tour de Daniel Wildenstein de reprendre les affaires familiales, élargissant encore un peu plus l’empire de ceux qu’on surnomme désormais les «W» dans le milieu de l’art.

Les ennuis commencent à la mort de Daniel, le 23 octobre 2001. Ses deux enfants, Guy et Alec, font croire à leur belle-mère, Sylvia Wildenstein, que son mari est mort ruiné, à la suite d’un énorme redressement fiscal. Sous le choc, cette dernière accepte alors de signer une lettre de renonciation à la succession. Les deux fils, eux, déclarent 40,9 millions d’euros d’héritage au fisc.

Mais rapidement, Sylvia Wildenstein pressent qu’elle a été flouée. La plupart des biens déclarés dans la succession ont été largement sous-évalués, parfois jusqu’à 90% de leur valeur. Elle s’étonne aussi que plusieurs opérations immobilières aient été effectuées alors que son mari se trouvait dans le coma, comme la vente de 69 pur-sang au profit d’une société dans laquelle Guy et Alec sont associés. Il y a aussi toutes les toiles de maître qu’elle a admirées durant sa vie, mais qui n’apparaissent étrangement nulle part dans la succession. Epaulée par une avocate pugnace, Claude Dumont-Beghi, la veuve va alors se lancer dans une interminable chasse aux trésors. Et découvrir que la plus grosse partie de l’héritage, les chefs-d’œuvre et les propriétés luxueuses, a été savamment dissimulée derrière un entrelacs de sociétés écrans et de trusts localisés dans des paradis fiscaux. «Tout le patrimoine de Daniel Wildenstein est logé dans des trusts», écriront les juges des années plus tard.

Mais à l’époque, personne ne prend vraiment au sérieux la pocédure civile intentée par Sylvia Wildenstein. Dans deux arrêts de 2005 et 2008, la cour d’appel de Paris rejette sa demande d’intégrer dans la succession les biens détenus dans les trusts, au motif que «l’évasion fiscale dans des sociétés étrangères et des trusts [est] conforme à la tradition familiale de transmisson des biens aux héritiers directs». Une fraude légitime en somme, puisqu’elle a toujours existé. D’autant plus légitime, semble-t-il, que Guy Wildenstein occupe alors une place importante dans l’ombre des réseaux sarkozystes. Figure influente aux Etats-Unis, délégué de l’UMP pour la côte Est, le marchand d’art a participé activement au financement de la campagne présidentielle de 2007. Il était au côté de Nicolas Sarkozy quand celui-ci a reçu ses principaux soutiens à New York, quelques mois avant l’élection. Il y sera de nouveau quelques mois après, lors de la première visite officielle à Washington du nouveau chef de l’Etat. En mars 2009, le marchand est même élevé au rang de commandeur de la Légion d’honneur par Nicolas Sarkozy, qui prendra le temps de louer les qualités de son «ami Guy». Une consécration.

Fragonard et Picasso

Au moment de recevoir sa breloque, Guy Wildenstein ne sait pas encore que la mort de son frère Alec, quelques mois plus tôt, s’apprête à provoquer de nouveaux remous dans la famille. Craignant à son tour d’être écartée de la succession, la veuve d’Alec, Liouba Wildenstein, a rejoint le combat de Sylvia Wildenstein. Elle révèle l’existence d’un autre trust qui aurait dû être déclaré au fisc, bien plus important que les précédents. Surgit alors un nouveau pan de la collection Wildenstein, à l’intérieur duquel figurent des chefs-d’œuvre de Courbet, Fragonard et Picasso, le tout estimé en 2001 à plus d’un milliard de dollars.

Après avoir alerté Bercy, Me Dumont-Beghi dépose une première plainte pénale au parquet de Paris en juin 2009 pour «abus de confiance», restée lettre morte. Puis une seconde un an plus tard, avec constitution de partie civile cette fois, obligeant ainsi le parquet à désigner un juge d’instruction. Quelques mois plus tard, les policiers de l’Office central pour la repression de la grande délinquance financière (OCRGDF) perquisitionnent l’Institut Wildenstein, rue de la Boétie, à Paris. Cet hôtel particulier abrite les archives familiales depuis des décennies. Mais alors qu’ils sont venus évaluer l’héritage, les policiers tombent sur une trentaine d’œuvres signalées «volées ou disparues». Désormais accusé d’avoir fait disparaître des toiles lors d’inventaires de succession, Guy Wildenstein est mis en examen en juillet 2011 pour «recel d’abus de confiance». Trois semaines plus tard, Bercy dépose enfin plainte pour fraude fiscale dans le volet de la succession. Plus de deux ans après avoir reçu les premiers signalements. Deux juges du pôle financier, Guillaume Daïeff et Serge Tournaire, vont alors plonger dans le système mis en place depuis des générations par les Wildenstein pour échapper au fisc.

homme de confiance

L’évasion pratiquée par les «W» repose principalement sur un outil financier méconnu en France : les trusts. Ce mécanisme de droit anglo-saxon permet d’isoler tout ou partie de sa fortune dans les mains d’un trustee, un homme de confiance chargé de la gérer, de préférence dans des pays peu regardants fiscalement. Les richesses sortent alors du patrimoine de la personne ayant constitué le trust, permettant aux bénéficiaires de se redistribuer ses avoirs sans que ceux-ci soient qualifiés comme tels juridiquement, donc fiscalisés. L’objectif est de conserver les actifs les plus importants au sein d’une famille afin de les réserver aux enfants, en s’exonérant de droits de succession. Par un étrange glissement sémantique, ces trusts («confiance» en anglais) sont devenus des outils parfaitement opaques destinés à dissimuler son patrimoine au fisc.

Ceux constitués par les Wildenstein aux Caïmans, dans les Bahamas ou à Guernesey dessinent une carte mondiale des paradis fiscaux. Au fil de leurs instructions, les magistrats vont découvrir l’étendue de ce patrimoine. Leur ordonnance de renvoi, que Libération a pu consulter, liste l’ensemble des biens qui ont été illégalement dissimulés au fisc : une propriété de 30 000 hectares au Kenya, qui a servi de décor au film Out of Africa, un ilôt aux îles Vierges britanniques, un appartement à New York, des chevaux de course, des écuries, des dizaines de tableaux et même un jet privé Gulfstream. Au total, le fisc a estimé que les fils Wildenstein auraient dû déclarer un patrimoine de 616 millions d’euros, et non de 40,9 millions.

Pour leur défense, les «W» arguent qu’au décès du constituant, les biens trustés sont «sortis» de son patrimoine, et n’ont donc pas à être déclarés lors de la succession. Mais un arrêt de la Cour de cassation de 2007 estime au contraire que «la transmission par un trust est qualifiée de donation directe, qui donne lieu à taxation». Sollicitées dans le cadre de l’entraide judiciaire, les autorités suisses ont d’ailleurs levé leur habituelle réserve fiscale au motif que ces trusts pouvaient relever non pas de la simple fraude, mais de l’«escroquerie fiscale». Deux de ces trusts ont d’ailleurs été renvoyés en tant que personnes morales pour complicité de «fraude fiscale», dont une filiale de la Royal Bank of Canada. Une première en France.

En creux, le procès de Guy Wildenstein sera donc aussi celui de la fraude fiscale et de ses facilitateurs, banquiers, notaires et avocats fiscalistes, rouages indispensables au système. Dans le dossier judiciaire, plusieurs documents montrent que ces professionnels grassement payés avaient parfaitement conscience du caractère problématique de certains montages. Lors d’une réunion en 2006, le notaire de la famille note ainsi sur un bout de papier : «Trusts ont fonctionné n’importe comment. Pouvaient être considérés comme fictifs.» Pour financer leur train de vie en France, les Wildenstein ont eu largement recours à ces conseillers occultes. «Il fallait puiser dans les trusts, mais sans les révéler au fisc français en apportant des justifications mensongères à ces arrivées d’argent», notent les magistrats, pointant au passage l’utilisation de «fausses conventions de prêt» et de «fausses factures». « Ce blanchiment [était] commis de manière habituelle depuis 2001, en bande organisée, avec le concours des notaires et avocats parisiens, trustees d’Etat offshore et protecteurs/ conseils suisses», concluent les magistrats, qui ont renvoyé devant le tribunal correctionnel deux avocats et un notaire pour «complicité de fraude fiscale» aux côtés de Guy Wildenstein,son neveu et son ancienne belle-sœur.

Le procès doit durer trois semaines.

http://www.liberation.fr/france/2016/01/03/dynastie-wildenstein-la-fraude-en-heritage_1424109
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