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La difficile restitution des oeuvres d'art pillées par les nazis

1998
1970
1945
Le Monde 24 April 2014
Par Philippe Dagen

Une lenteur « inacceptable et incompréhensible »: c’est sur ces mots que s’achève la chronique qu’Isabelle Attard consacre sur son blog àMonuments Men, le film de George Clooney portant sur le pillage de l’Europe par les nazis durant la seconde guerre mondiale. «Au rythme actuel des restitutions, explique-t-elle, il faudra plus de deux cents ans pour réparerles injustices qui durent depuis 1945. » La restitution des œuvres d’art aux héritiers de ceux qui furent alors spoliés parce qu’ils étaient juifs est l’un des champs d’action d’Isabelle Attard. Cette députée apparentée écologiste du Calvados connaît d’autant mieux le monde des musées qu’elle a dirigé celui de la Tapisserie à Bayeux, puis celui du Débarquement à Utah Beach.

Le 5 novembre 2013, la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale lui a confié la direction d'une mission d’information « sur la gestion des réserves et dépôts des musées ». Elle doit s’interroger sur « la provenance des œuvres déposées dans les réserves ou acquises par les musées, notamment lorsque cette provenance est douteuse ou lorsqu’il s’agit d’œuvres qualifiées de Musées nationaux récupération” ». Et contribuer, peut-être, à enrayer l’incroyable inertie des institutions françaises dans le processus de restitution. « Malheureusement, observe Isabelle Attard, le film s’arrête en 1945. Il ne mentionne pas la suite de l’histoire des œuvres d’art. La plupart ont été restituées à leurs propriétaires ou à leurs familles. Mais un grand nombre a été conservé par l’Etat français, dans les réserves des musées. Aujourd’hui, plus de 2 000 œuvres d’art sont encore en attente de restitution, quasiment toutes au Musée du Louvre. »

Un mot revient obstinément dès que l’on aborde le sujet: provenance. Car, pour restituer une œuvre aux héritiers des propriétaires, il faut en établir de façon irréfutable la provenance. Avant même Monuments Men, l’affaire Gurlitt a placé cette question au centre de l’actualité internationale. En février 2012, des fonctionnaires des douanes allemandes découvrent par hasard, dans l’appartement d’un octogénaire munichois, Cornelius Gurlitt, 1 406 œuvres sur toile et sur papier, aux signatures illustres pour certaines — Degas, Picasso, Chagall, Matisse ou Dix. Le 10 février, dans une maison lui appartenant à Salzbourg, ils en trouvent d’autres, dont des Monet, Renoir et Picasso. D’abord tenu secret par les autorités judiciaires, le « trésor » de Cornelius Gurlitt est révélé le 3 novembre 2013 par le magazine allemand Focus.

« ART DÉGÉNÉRÉ »

Le nom de Gurlitt est familier aux historiens : Hildebrand Gurlitt (1895-1956), père de Cornelius, était, en 1938, l’un des quatre marchands installés au château de Schönhausen, près de Berlin, pour y vendre les œuvres prises dans les collections allemandes sous prétexte qu’elles relevaient d’un « art dégénéré ».

En 1943, le voici à Paris, chargé d’alimenter les collections du Führermuseum qui doit s’élever à Linz. Il trafique alors avec les employés de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) établis au Jeu de paume, qui amassent et inventorient les butins pris dans les collections dont les propriétaires sont considérés comme juifs chez Alphonse Kann, à Saint-Germain-en-Laye, ou dans le coffre du galeriste Paul Rosenberg, à Libourne.

Nombre des œuvres retrouvées à Munich et Salzbourg en 2012-2014 proviennent ainsi des pillages commis en Allemagne à partir de 1933, en France à partir de 1940. Hildebrand Gurlitt les a conservés après la défaite du IIIe Reich et transmis à son fils. Une commission de juristes et d’historiens a désormais pour mission de reconstituer la trajectoire des œuvres, puis d’identifier les ayants droit des propriétaires spoliés, qui ont disparu dans les camps d’extermination ou se sont exilés.

Pour le seul appartement de Munich, 458 œuvres auraient de telles origines. Presque soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, établir à qui elles appartenaient est une tâche d’une redoutable difficulté.

La même question revient donc sans cesse, celle des provenances. Avec une différence : en Allemagne, des spécialistes les cherchent. En France, pendant des décennies, rien de tel n’a été accompli. « Ce doit être une exception française. Partout ailleurs, des études de provenance ont été faites », affirme Jean-Pierre Bady, conseiller maître à la Cour des comptes et membre très actif de la Commission d'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), créée en 1999. Si l’histoire des spoliations nazies est connue avec un degré de précision de plus en plus fin, celle des restitutions est donc loin d’être achevée.

L’épisode des spoliations se divise en deux phases. L’une commence dès l’accession d’Hitler à la chancellerie. Au nom de la pureté de la race et de la lutte contre le « judéo-bolchévisme » et la « décadence », les musées sont bientôt vidés de toute création moderne, que son auteur soit allemand ou non. Les collections privées juives sont, elles aussi, pillées.

En 1937 et 1938, une exposition sur l’« art dégénéré » (« Entartete Kunst ») circule dans le IIIe Reich, de Munich à Hambourg, attirant des centaines de milliers de visiteurs. Quand elle s’achève, le Reich cherche à vendre les œuvres, soit au château de Schönhausen, soit, pour 125 des plus remarquables, dans une vente aux enchères à la galerie Fischer, à Lucerne, le 30 juin 1939. Le Portrait de la famille Soler, de Picasso, entre ainsi au musée de Liège, les Baigneuses à la tortue, de Matisse, dans celui de Saint-Louis (Missouri).

DES TOILES VENDUES À BAS PRIX

La seconde phase commence en 1940, avec l’occupation des pays vaincus — Belgique, Pays-Bas, France. Jusqu’en 1944, tous les biens appartenant à des familles juives sont systématiquement saisis. Les objets d’art figurent parmi les cibles. En France, l’action est conduite principalement par l’ERR, qui agit sur informations et dénonciations, parfois avec le concours de la policefrançaise. Au Jeu de paume, les employés de l’ERR photographient et numérotent les prises. Trois cas de figure existent ensuite : soit le départ vers un musée en Allemagne, le Führermuseum de Linz ou celui que s’octroie Hermann Göring ; soit l’échange, les œuvres « dégénérées » étant troquées à des marchands allemands ou français « aryens » contre des pièces, généralement anciennes, que ces marchands possèdent ; soit la dispersion aux enchères à l’Hôtel Drouot, où des galeristes viennent acquérir à bas prix des toiles dont ils ne peuvent que soupçonner qu’elles ont été volées.

Après l’invasion de la zone libre, le 11 novembre 1942, des saisies, parfois suivies de ventes, ont lieu partout, en particulier à Nice. L’Occupation favorise d’ailleurs, si l’on peut dire, les ventes forcées : un collectionneur juif contraint d’acquérir de faux papiers, de payer des passeurs ou d’acheter le silence de ceux qui peuvent le dénoncer cède ses biens à vil prix. Ce dernier cas, Joseph Losey l’a mis en scène en 1976 dans Monsieur Klein. Les produits de ces pillages, ce sont les milliers de peintures, de sculptures, d’objets d’art ou de meubles rares retrouvés par les armées alliées qui pénètrent en Allemagne en 1945. Lesmonuments men américains, ainsi que leurs homologues britanniques, français et soviétiques, ont conduit la quête dans des mines, des abbayes ou des châteaux. Ils ont dirigé les transferts vers l’Ouest et engagé le processus de restitution, celui dont il faut aujourd'hui écrire l'histoire depuis 1945, pour mieux comprendre les débats actuels en France.

En septembre 1944, les nouvelles autorités françaises créent la Commission de récupération artistique (CRA) et réactivent l'Office des biens et intérêts privés. Rose Valland, la conservatrice qui a pu rester au Jeu de paume pendant l'Occupation etespionner l'ERR, fournit des informations capitales et participe à la traque en Allemagne. Recherches et inventaires permettent la publication, de 1947 à 1949, du « Répertoire des biens spoliés » : 85 000 fiches sont classées par genres (peintures, dessins, tapisseries, etc.). Grâce à cette publication, 45 441 œuvres sont rendues en 1949, soit 74 % des biens retrouvés. A cette date, la Commission de récupération artistique est dissoute.

Restent 15 792 objets sans propriétaire. Des commissions en sélectionnent environ 2 200 pour leur qualité, qui sont exposés au musée de Compiègne de 1950 à 1954 sans catalogue, puis confiés aux musées. Ils sont alors inscrits dans la catégorie Musées nationaux récupération (MNR). Le reste des objets est vendu par le service des Domaines. Le statut juridique des MNR, défini par le décret du 30 septembre 1949, est clair: les musées sont détenteurs provisoires et non propriétaires, l’origine des objets doit être mentionnée dans les inventaires grâce au préfixe MNR, et ils doivent être accessibles au public, dans lequel peuvent se trouver les ayants droit des propriétaires disparus. Les MNR ont en effet évidemment vocation à être restitués.

IL RESTE 2 143 MNR DANS LES MUSÉES FRANÇAIS

Or que constate-t-on ? Au 1er mars 2000, il reste 2 143 MNR dans 57 musées français : le nombre des restitutions est donc très faible. Il n'y en a eu aucune entre 1966 et 1978, une en 1979, puis aucune jusqu'en 1996. Au total, depuis 1949, 79 MNR ont été rendus, soit 3 % du total. C’est ce qui indigne Isabelle Attard, mais aussi Jean-Pierre Bady. « 3 % en plus de soixante ans, c'est une sorte de record, s’exclame-t-il. La Commission de récupération artistique a fait son travail mais, après, il ne s'est plus rien passé. Les conservateurs ont conservé. La plupart d'entre eux ont eu une attitude passive. »

En fait, de 1949 aux années 1980, l'oubli a été maintenu, sinon organisé. En 1985, Jean-François Chougnet, qui a conduit, en 2013, l'opération « Marseille-Provence 2013 capitale européenne de la culture », travaillait au Centre Pompidou : il intégrait ses collections à la base de données Videomuseum. « Il y avait une quarantaine de numéros d'inventaire que nous ne comprenions pas, RxD, RxP Personne ne savait ce que cela signifiait. J'ai fini par demander à Dominique Bozo, qui dirigeait alors le Musée national d'art moderne. Lui savait. R était pour restitution, D pour dessin, P pour peinture. C'était des MNR, sous un autre nom. Dès ce moment, on aurait dû agir, mais rien n'a été fait. Ce qui a commencé en 1995 aurait pu commencer en 1985. »

Que s'est-il passé en 1995 ? Le début du débat autour des fameux MNR. Il naît aux Etats-Unis, avec la publication, chez Austral, du livre du journaliste portoricain Hector Feliciano, Le Musée disparu. Enquête sur le pillage dœuvres d'art en France par les nazis. La même année sort au Seuil la traduction de la somme de l'historienne Lynn Nicholas, Le Pillage de l'Europe. Les œuvres d'art volées par les nazis. La presse — dont Le Monde — se saisit du sujet : elle a tôt fait de vérifier que c'est à raison que Feliciano proteste contre les obstacles qui lui ont été opposés. Les papiers de Rose Valland sont inaccessibles.

Le service des archives du ministère des affaires étrangères — gardien des fonds de la Commission de récupération artistique créée en 1944 — excelle dans l'obstruction, maquillée sous des raisons juridiques ou matérielles. Les galeries n'ouvrent pas leurs livres de comptes, à de rares exceptions près. Mis en cause, les Musées de France réagissent mal. Leur directrice, Françoise Cachin, nommée à ce poste en 1994, se refuse à prendre la mesure du problème. La journée d'études qu'elle consent enfin à organiser, le 17 novembre 1996, au Louvre, tourne à l'affrontement violent entre des conservateurs offusqués d'être contestés dans ce qu'ils croient être leur « bon droit » d'un côté et, de l'autre, des chercheurs — des universitaires comme Laurence Bertrand-Dorléac ou des indépendants comme Hector Feliciano — et des héritiers, qui appellent au libre accès aux archives.

DES MOTS DÉCISIFS

1995 est aussi l'année du discours de Jacques Chirac, le 16 juillet, sur le site du vélodrome d'Hiver, où furent enfermées les victimes de la première grande rafle antisémite de l'Occupation, en 1942. « Ces heures noires, affirme le président de la République, souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français. » Ces mots, qui n'avaient été osés par aucun de ses prédécesseurs, ont été « décisifs » se souvient Jean-Pierre Bady. « Jusque-là, le principe gaulliste de la reconstruction du pays fondée sur l’oubli de ce qui s’était passé avait été maintenu. Comme, du temps de François Mitterrand, il n’était pas question derouvrir le dossier de Vichy, la situation était demeurée bloquée. Le discours de Jacques Chirac a tout changé. »

Deux ans plus tard, en 1997, est créée la Mission d'étude sur la spoliation des juifs de France, présidée par Jean Mattéoli. Cette même année, en avril, le Louvre, Orsay, le Musée national d'art moderne, le Musée de la Céramique, à Sèvres, et bien d'autres, exposent leurs MNR en tant que tels : ce n'était pas arrivé depuis 1954.

Quelques affaires deviennent emblématiques: Le Joueur de guitare (1914), de Georges Braque, accroché au Musée national d'art moderne et revendiqué par les héritiers d'Alphonse Kann, fait alors l'objet d'une négociation d'un montant supposé de 40 millions d'euros. Quand la commission Mattéoli achève ses travaux, en 1999, la Commission d'indemnisation des victimes de spoliations, créée en 1999, prend la suite. Ce qui ne signifie pas loin de là une inversion générale de l'attitude dans les musées. La publication du catalogue complet des MNR, dans sa version papier, prend ainsi un temps record. Voulu par Jacques Sallois, directeur des Musées de France jusqu'en 1994, il ne paraît aux éditions de la Réunion des Musées nationaux qu’en 2004. « Encore [cette publication] a-t-elle été accélérée dans les dernières semaines par le fait que Jacques Chirac voulait remettre un exemplaire au président israélien Moshe Katsav pour sa visite à Paris en février 2004, précise Jean-François Chougnet, qui travaillait au Centre Pompidou en 1985. « “On ne retrouvera jamais personne” : c'était le principe de base. Autrement dit : il y avait une sorte d'omerta. Un catalogue qui prend dix ans pour 2 000 numéros quand on connaît le rythme de travail habituel… »

LENTEURS

Jean-Pierre Bady évoque d'autres lenteurs. « Il y a peu d'années, la numérisation des archives de la Commission de récupération artistique, qui étaient conservées par le ministère des affaires étrangères, a été proposée. Il y a eu un devis de 1 million d'euros. Faute de moyens budgétaires, le devis est resté sans suite. C'est regrettable. » Lors d’un colloque organisé au Sénat le 30 janvier 2013, il a détaillé les mesures nécessaires pour que la Commission dont il est membre puisse continuer àprocéder à des restitutions. Il faut, selon lui, « associer aux conservateurs des chercheurs et des historiens d'art spécialisés »,telle la chercheuse Emmanuelle Polack, dont les travaux portent sur le marché de l'art à Paris, de 1940 à 1944 ; faire travaillerles élèves de l'Institut national du patrimoine (INP), futurs conservateurs, sur les MNR des musées où ils font leurs stages; multiplier les colloques ; et « faciliter l'information des requérants éventuels » par l'appel à des cabinets de généalogistes.

Ce colloque se tenait à l’initiative de la sénatrice du Maine-et-Loire Corinne Bouchoux (EELV), qui a elle-même travaillé, en tant qu’historienne, au sein des archives. Dans les conclusions de sa « Mission d'information sur les œuvres d'art spoliées par les nazis », travail pionnier publié en 2012, elle note combien « l'absence de recherche active des propriétaires pour les 163 MNR dérobés avec certitude paraît incompréhensible ». Elle compare l'inertie française aux « recherches systématiques » conduites au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et Allemagne et fait neuf propositions pour associer tous les acteurs et visiter toutes les archives. Dans la logique de ces recommandations, en mars 2013, un groupe de travail a été créé. Il associe des conservateurs, des membres de la CIVS et des historiens d'art.

Grâce à son travail, la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, a pu procéder à la restitution de trois œuvres, le 11 mars. A cette occasion, elle a affirmé sa volonté de conduire une politique « proactive ». « Les restitutions continuent d’être possibles et ledevoir de mémoire est toujours d’actualité. Je ne me résous pas à laisser de côté la recherche sur des œuvres susceptibles delivrer le nom de leur propriétaire spolié. Depuis les années 1990, les outils de recherche se sont considérablement développés et j’ai considéré que tout devait être mis en œuvre pour avancer sur l’historique des œuvres dont la spoliation était attestée. »Depuis sa création, en un an donc, le groupe de travail a proposé des pistes pour 28 MNR jusqu'alors « en déshérence ». Ce résultat démontre qu'il est possible d’identifier des héritiers, si l'on veut bien s'en donner la peine, et le peu de zèle des musées auparavant. Ce que Jean-François Chougnet résume d'une formule : « Ils savaient et ils n'ont pas bougé. »


http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/04/24/des-uvres-deux-fois-volees_4406968_3246.html
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