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Cornelius Gurlitt et son trésor de guerre

1998
1970
1945
Libération 20 December 2013
Par Vincent Noce

Parmi les 1406 pièces saisies chez Cornelius Gurlitt, des œuvres de Chagall, Delacroix, Otto Dix, Honoré Daumier, Max Liebermann, Auguste Rodin, Antonio Canaletto, Ludwig Godenschweg, Hans Christoph...Parmi les 1406 pièces saisies chez Cornelius Gurlitt, des œuvres de Chagall, Delacroix, Otto Dix, Honoré Daumier, Max Liebermann, Auguste Rodin, Antonio Canaletto, Ludwig Godenschweg, Hans Christoph... (Photo AFP)

BIENS SPOLIÉS: A 81 ans, il vivait entouré de ses Chagall, Degas, Picasso… en tout 1 406 œuvres acquises par son père, le marchand d’art Hildebrand Gurlitt, proche des nazis. La plus grande collection de biens spoliés déclenche une affaire d’Etat en Allemagne et un débat d’historiens en Europe.

Il serait apparu dans la pénombre en pyjama, quand les enquêteurs ont dû forcer sa porte pour découvrir la plus importante collection d’art ayant survécu de l’Allemagne nazie. Jamais personne ne l’avait vu dans cette tenue, à part sa mère et sa sœur. Et son père, dont le nom a resurgi de la noirceur du passé : Hildebrand Gurlitt.

Rolf Nikolaus Cornelius Gurlitt, 81 ans, a perdu les Picasso, Matisse et Kandinsky au milieu desquels il vivait, dans un immeuble de cinq étages à Munich. Il s’est retrouvé soudain plongé dans un monde extérieur qu’il avait toujours préféré éviter. Il ne répond plus. La responsable de la task force chargée de son cas, qui lui a parlé une fois, ne parvient plus à le joindre. Le 12 décembre, les pompiers ont dû forcer sa serrure, pour le trouver en bonne santé. En attendant, personne ne sait que faire de son trésor.

Ce feuilleton a débuté le 3 novembre, quand le magazine Focus a révélé la saisie de près de 1 500 œuvres, que le vieil homme tenait de son père, qui avait travaillé pour Hitler et ses séides. Le monde stupéfait a appris que la découverte était tenue secrète depuis deux ans. Les enquêteurs du fisc avaient mis la main sur ce trésor au milieu de boîtes de conserves ouvertes et de sacs de supermarché. Dans cet appartement de 100 m2 aux volets fermés, des tableaux par dizaines étaient posés sur des étagères derrière un rideau. Munis d’un mandat délivré par le parquet bavarois d’Augsbourg, ils sont revenus, en février 2012, pour tout emporter. Une trentaine d’agents ont été mobilisés quatre jours durant par les 1 406 lots dénombrés. Pour plus des trois quarts, il s’agit d’œuvres graphiques (675 estampes et 299 dessins), ainsi que près de 200 livres et documents d’archives, sans compter les sculptures, masques ou l’argenterie… La partie la plus précieuse compte 96 peintures et 140 aquarelles de Courbet, Matisse, Picasso, Renoir ou Toulouse-Lautrec et, de l’autre côté du Rhin, du grand maître du XIXe siècle, Max Liebermann, suivi par les rebelles de l’expressionnisme, Ernst Ludwig Kirchner, Paul Klee, Franz Marc, Max Pechstein et leurs compagnons venus des pays voisins, Oskar Kokoschka, Edvard Munch ou Emil Nolde.

Cornelius Gurlitt est resté hagard en voyant décrocher Deux Cavaliers sur la plage, de Liebermann, ou sortir le Chagall rangé dans un meuble. «Soudain, il s’est retrouvé seul», raconte l’unique journaliste à lui avoir parlé, Ozlem Gezer, du Spiegel.

Volets fermés

Cornelius avait 23 ans quand son père est mort en 1956 dans un accident de voiture. Il a vécu avec sa mère ou sa sœur jusqu’à leurs derniers jours. La journaliste, qui ne dissimule pas son empathie, décrit un homme retenu dans le passé. Il égrène une enfance craintive ballottée par les déménagements. Il a encore la vision de Hitler saluant d’un train à Dresde, ou des camouflages déployés à Hambourg sur les rives du lac… Il raconte son père, à l’approche des Soviétiques en 1945, réquisitionnant un véhicule pour cacher ses tableaux dans une ferme. Il se souvient des prêtres venus lui délivrer des leçons particulières à Düsseldorf, après la guerre, et du portrait de Kirchner accroché à côté de son lit («Hitler n’aimait pas ces visages tout verts»). De 1946 à 1948, lui et sa sœur vécurent au pensionnat de l’Odenwaldschule, école d’Hesse réputée pour son enseignement progressif. Le jeune homme a voulu étudier l’histoire de l’art, la philosophie et la musique à Cologne, sans grand succès.

Quand Focus a publié son scoop, le vieil homme confus s’est trompé, écrivant au Spiegel pour lui demander «de ne pas citer son nom». Il ne comprend pas pourquoi les journalistes se pressent devant son immeuble. «Je n’ai jamais commis de crime et, même si c’était le cas, il y aurait prescription. Je ne veux pas leur parler, je ne restituerai rien. Le parquet a tous les éléments.» N’a-t-il pas envoyé une photo de leur maison de Dresde, réduite en cendres le 13 février 1945 ? N’ont-ils pas vu que sa famille avait tout perdu ? Une fois qu’il aura récupéré son bien, il voudrait vendre le Liebermann, le Chagall serait remisé au placard et la Jeune Fille au piano retrouverait le couloir, là où sa mère l’avait accroché.

Sa vie a basculé ce jour de septembre 2010 où, dans le train venu de Suisse, intrigués par son air un peu bizarre, les douaniers l’ont fouillé. Ils ont trouvé 9 000 euros sur lui. L’administration a découvert qu’il n’était recensé nulle part. Cornelius Gurlitt est un non-être, un fantôme du passé de l’Allemagne. Il n’a jamais été inscrit à la Sécurité sociale - il règle ses frais médicaux en espèces.

A l’automne 2011, il s’est séparé du Dompteur de lion, dessin de Max Beckmann, qui fut mis aux enchères à Cologne par Lempertz. Cette scène de cirque provenait du galeriste de l’avant-garde, Alfred Flechtheim, dont la collection a disparu dans la tourmente nazie. Le service juridique de Lempertz dut conclure un arrangement avec les descendants, Gurlitt touchant 400 000 euros sur une adjudication de 725 000 euros.

Retour en grâce d’un «juif de seconde catégorie»

Le père de Cornelius est un personnage hautement équivoque qui fut historien d’art, conservateur, collectionneur et marchand. Les photographies livrent le portrait d’un homme à la calvitie précoce, au regard déterminé, derrière des lunettes cerclées. Hildebrand Gurlitt est né à Dresde, capitale de la Saxe, en 1895, dans une famille d’artistes qui s’est plongée dans le bouillonnement de la Sécession. Dans l’infanterie, durant la Grande Guerre, il se serait lié d’amitié avec les écrivains Arnold Zweig et Ludwig Renn, et au peintre Karl Schmidt-Rottluff, qui avait fondé à Dresde le groupe Die Brücke avec Erich Heckel. En 1923, Hildebrand épousa une danseuse, Helene Hanke, élève de Mary Wigman, pionnière de la danse moderne qui ouvrit la voie à Pina Bausch et Martha Graham. Cornelius est né en 1932, Renate en 1935.

A 30 ans, Hildebrand Gurlitt devint le directeur du musée de Zwickau, à une centaine de kilomètres de Dresde. Il exposa les jeunes gagnés par les compositions primitives et les couleurs chaudes de Gauguin : Pechstein, Nolde et Schmidt-Rottluff, faisant scandale dans la ville. Gurlitt se lia à Kandinsky, Klee ou Feininger, des artistes du Bauhaus à Dessau, acquérant aussi des œuvres de Munch, Franz Marc ou El Lissitzky. Il exposa les dessins hantés de Käthe Kollwitz, avant la peinture violente d’Heckel.

L’effondrement économique entraîna son départ en 1930. Il partit diriger le musée du Kunstverein à Hambourg. En 1933, à leur arrivée au pouvoir, les nazis le chassèrent, en fermant l’exposition annuelle de la Sécession. Gurlitt avait une grand-mère juive ; sous la folie des classements cultivés par cette machine de haine, il était considéré comme «métis juif de seconde catégorie». Il ouvrit alors une galerie.

Chargé de la collection du gigantesque Führermuseum

La seconde partie de sa vie, il ne l’a pas racontée en 1945. Son retour en grâce fut rapide. Joseph Goebbels le mobilisa au service de son ministère de la propagande. Il pensait possible d’enrôler une frange d’artistes, sur l’exemple de Mussolini. Il y parvint dans le domaine de la musique. D’autres, comme Rudolf Hess, préconisaient de les écraser, afin d’extirper «l’influence juive» et communiste. Hitler trancha : en 1937, la décision fut prise de purger les musées de plus de 20 000 tableaux. Les artistes persécutés, certains poussés au suicide, d’autres au silence ou à l’exil, 650 peintures, sculptures, livres ou partitions furent envoyés à Munich puis à Berlin pour une exposition de «l’art dégénéré», premier blockbuster de l’histoire avec 3 millions de visiteurs.

Des centaines d’œuvres furent brûlées, notamment à Berlin. Mais le gouvernement voulut profiter de ce butin pour alimenter l’effort de guerre. Gurlitt fut intégré, avec Bernhard Böhmer, Karl Haberstock et Ferdinand Möller, à la «bande des quatre», la commission pour la revente de l’art dégénéré. Les marchands pouvaient s’approvisionner dans l’entrepôt du palais Schönhausen, près de Berlin, où étaient stockées les œuvres, à condition de régler en devises, trouvées sur des circuits plus ou moins nets. Un tableau d’artiste connu comme Beckmann ou Nolde était cédé pour 15 à 500 dollars. Les dessins se négociaient entre 20 cents et 3 dollars. Gurlitt revendait à des industriels allemands qui continuaient de s’intéresser à l’art moderne, comme Bernhard Sprengel, qui a ouvert son musée en 1979 à Hambourg. Ou Max Rudenberg, qui mourut déporté en 1942 à Theresienstadt avec son épouse.

Entre-temps, les affaires de Gurlitt avaient pris un nouvel essor. Il avait été appelé par son ami Hans Posse, directeur de la galerie de peinture de Dresde, à rejoindre la cellule chargée de former la collection du gigantesque Führermuseum, que Hitler rêvait d’installer à Linz, ville autrichienne de son enfance, mais qui ne vit jamais le jour.

L’occupation de la France en 1940 leur ouvrit un fabuleux champ d’action grâce au pillage des collections de marchands et d’amateurs juifs. Dès lors, Gurlitt partagea son temps entre Dresde et Paris. Il conseilla Alfred Rosenberg, idéologue qui avait formé la section spécialisée dans le pillage artistique, der Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg. Gurlitt pouvait se fournir au Jeu de Paume, où étaient triées et regroupées les collections spoliées, à Drouot ou auprès des galeries, sur un marché dopé par les achats allemands. Il passa les années de guerre à enrichir son stock.

En 1945, il se réfugia au château du baron von Poellnitz en Bavière, près de Bamberg. Il excipa auprès des Alliés de ses ascendances juives, de ses démêlés avec les nazis et de son engagement pour l’art moderne. Il prétendit avoir perdu ses archives dans le bombardement de Dresde. Or celles-ci, dont les livres de comptabilité, ont été retrouvées chez son fils. Gurlitt avait tout du «profiteur du nazisme», selon l’expression retenue par Tobias Timm et Stefan Koldehoff, du quotidien Zeit. Mais les Alliés le prirent au mot. Et le clivage de sa personnalité lui permit de passer le cap, avant de reprendre ses affaires à Düsseldorf.

Chaque semaine depuis novembre apporte son lot de surprises. Affolé par les journalistes se pressant à sa porte, à Stuttgart, le beau-frère de Cornelius s’est adressé à la police pour lui remettre une vingtaine de tableaux hérités de sa femme. On apprend que Renate, la sœur de Cornelius, et leur mère Helene ont aussi vendu des peintures de grande valeur au fil des années. Ainsi de la Femme au perroquet d’August Macke, qui avait même été prêté par la famille à des expositions, à Bonn et Münster. La mère apparaît derrière la vente, pour 88 000 marks en 1962, de la Légende du marais, huile sur carton de 1919 de Klee qui atteindra, à sa revente en 1982, 700 000 marks. Confiée en 1926 par Sophie Küppers au musée d’Hanovre, elle avait été récupérée par Hildebrand Gurlitt pour 500 francs suisses, en 1941.

Une des nouvelles les plus incroyables provient des archives de Washington, où deux chercheurs de l’Holocaust Art Restitution Project ont trouvé la liste d’une collection restituée par les Alliés au marchand allemand cinq ans après sa confiscation en 1945 par les soldats britanniques : 115 peintures, 19 dessins et 72 objets, allant de la pièce d’orfèvrerie aux figurines indiennes, en passant par un bronze de Rodin. Mais aussi des nus de Degas, un autoportrait de Dix, un paysage et un portrait de Courbet, une Sainte Famille avec Anne de Fragonard, une «tête de femme» de Picasso, une «entrée de monastère» de Guardi…

Du ressort de la Bavière ou du gouvernement fédéral?

Dans ses interrogatoires, Hildebrand Gurlitt a dissimulé l’origine frauduleuse de plusieurs pièces, comme le Dompteur de lion. Même mensonge pour le Liebermann de 1901, alors que Tim Tobbias, du Zeit, a pu, en quelques heures, retrouver sa provenance : la collection arrachée à David Friedmann (à Breslau, ville de Silésie où Gurlitt fut un temps très actif), un industriel du sucre mort à Auschwitz, avec sa femme et sa fille. «Le Liebermann figurait sur Lostart.de, la base de données de la spoliation. Dans le catalogue raisonné, raconte le journaliste, l’historique indique clairement qu’il était passé en 1942 de la collection Friedmann à Gurlitt. Or, il a raconté aux Américains qu’il la tenait de son grand-père.»

D’autres peintures ont été pillées dans les territoires occupés. Un Chagall, rendu en 1950, figure également sur le site Lostart. Le Bild a évoqué sa disparition en 1941, à Riga, lors de l’irruption de la Gestapo chez les Blumstein. Un Canaletto serait issu de la résidence des David-Weill à Neuilly-sur-Seine. La Femme assise de Matisse faisait partie de la collection que le marchand parisien Paul Rosenberg avait mise à l’abri dans une banque de Libourne, avant de s’enfuir via l’Espagne, et dont les Allemands se sont emparés en 1941. Paul Rosenberg l’a encore revendiqué en 1960, comme d’autres Matisse revendus entre-temps à des musées, à Seattle ou Oslo. Beaucoup de ces œuvres ont longuement circulé sur un marché de l’art peu regardant. Le Zeit peut titrer : «Aujourd’hui encore, collectionneurs et musées profitent du pillage».

Lorsque la justice bavaroise a retrouvé le stock de Cornelius Gurlitt, au cours d’une enquête fiscale de routine, elle s’est contentée de suivre les règles, sans «prendre la moindre conscience de l’importance historique et morale de l’affaire», déplore un directeur de musée allemand. Les procédures judiciaires sont du ressort des Länder. Le gouvernement fédéral a prétendu n’avoir jamais été informé de la saisie. La Bavière a vivement réagi, affirmant le contraire. Pour inventorier le tout, les magistrats ont fait appel à une chercheuse, Meike Hoffman. Il lui aurait fallu plusieurs vies. Ayant prêté serment, elle a conduit son travail dans le plus grand secret et remis un rapport au procureur, sans même avoir pris contact avec ses pairs et, à plus forte raison, les institutions spécialisées dans les restitutions.

Prisonnier mutique des méfaits de son père

Ces dernières semaines, ce fut la panique. Au début, le parquet refusa catégoriquement de publier la liste des œuvres, considérées comme des biens privés. Selon un magistrat, 310 d’entre elles allaient être rendues au vieil homme. L’opinion était partagée. Le Spiegel dénonçait une «saisie illégale» sur «les bases très contestables» d’une enquête «faisant fi du secret fiscal». Sa journaliste n’a-t-elle pas décrit comme un malheureux égaré cet homme tout de même capable d’aller chercher des fonds en Suisse ? Et qui a passé sa vie à dissimuler un ensemble dont il connaissait la valeur et l’origine honteuse, puisqu’il en détenait les archives. Son état mental pourrait être lié à ce terrible secret qui le rendait prisonnier mutique des méfaits de son père. Au rang d’accusés, la Bavière et le gouvernement fédéral se sont déchirés devant les journalistes, passant la première réunion de coordination à se rejeter les responsabilités. Devant le tollé, la mise en ligne de 576 œuvres dont l’origine serait «suspecte» a été annoncée.

La controverse est loin d’être close. Personne ne comprend sur quels critères le millier d’œuvres restant serait insoupçonnable. Mais les diplomates se contentent de cette demi-mesure. Le porte-parole d’Angela Merkel a appelé à «une solution rapide». Cela va être difficile. Une commission de dix personnes a été formée sous la responsabilité d’Ingeborg Berggreen-Merkel, ex-adjointe du secrétaire d’Etat à la Culture. Dans un premier temps, son accès a été refusé à l’organisme représentant les victimes de la spoliation. Nouveau scandale. Deux de ses chercheurs ont finalement été intégrés.

L’ambiance va être chaude, quand on sait qu’un autre membre, le directeur scientifique d’un centre de recherches sur les provenances à Berlin, Uwe Hartmann, a déjà émis un avis : «Dans nombre de cas, nous n’avons pas affaire à des spoliations. Il nous faut donc agir avec la présomption que M. Gurlitt est le propriétaire légitime de ces biens. C’est à lui de décider s’il veut contribuer à la clarification de l’origine et, le cas échéant, à des restitutions.»

Renversement radical

Autrement dit, il s’agirait, pour l’essentiel, du stock d’un marchand, qui a peut-être échappé à quelques taxes. Manque de chance, les découvertes sinistres se multiplient, grâce à la mobilisation des chercheurs. Cet afflux du monde entier souligne de manière criante le besoin de regrouper, au moins en Europe, ces initiatives dispersées dans un institut de recherches commun.

Le travail historique n’en reste pas moins considérable. Tous ceux qui ont approché ces dossiers savent combien chaque cas est singulier. «Il faut respecter les critères scientifiques», ont ainsi prévenu des chercheurs, réunis récemment à Hambourg. Eux-mêmes, en dix ans, n’ont pas encore pu se mettre d’accord sur les normes. «Chaque mot, comme "confiscation", par exemple, selon la situation et la langue, est matière à discussion», souligne Bénédicte Savoy, professeure à Berlin qui travaille sur les pillages artistiques de l’histoire et leur aspect émotionnel. Elle ajoute que dans ce tumulte, «il ne faudrait pasjeter la pierre à l’Allemagne, où beaucoup de musées ont entamé un énorme travail sur les provenances». Contrairement - faut-il le rappeler ? - à la France, qui l’a toujours refusé.

Les spécialistes ont également fait observer le vide juridique dont espère profiter Gurlitt. La campagne contre «l’art dégénéré» a été couverte par une loi rétroactive, que l’Allemagne fédérale n’a jamais abrogée. A l’inverse de la France, Berlin n’a jamais mis en place de cadre juridique pour les restitutions aux familles juives. Rien n’obligerait Gurlitt à rendre des œuvres spoliées en Allemagne.

La situation juridique diffère encore pour les pillages ou les acquisitions dans les territoires occupés. La France est la première concernée. Une centaine de cabinets d’avocats dans le monde se sont déjà manifestés. Une commission nommée par l’Unesco, dont les travaux furent dirigés par la représentante allemande, a adopté en 2009 une déclaration de principes exhortant les Etats à identifier ces objets et à rechercher leur restitution.

Par rapport aux années 90, le renversement est radical. Le silence coupable de la communauté internationale est sidérant. Ni la France ni les Etats-Unis n’ont émis la moindre réaction. Le Quai d’Orsay nous a néanmoins indiqué qu’une démarche était envisagée, après contacts avec les institutions concernées en France. Aucune d’elles n’a élevé la voix, même si le président de la Commission d’indemnisation des victimes de la spoliation s’est rendu à Berlin.

De New York, où il a appelé à la suppression de la prescription pour les pillages artistiques, le grand collectionneur et président du Congrès juif mondial, Ronald Lauder, a accusé les Allemands «de chercher à se débarrasser de ce problème au plus vite». Mais son reproche pourrait tout aussi bien s’adresser au monde entier.

http://www.liberation.fr/culture/2013/12/20/cornelius-gurlitt-et-son-tresor-de-guerre_968108
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